Il y avait bien les premiers flocons de neige qui tombaient irrégulièrement sur Narrowhaven, mais cela ne l'inquiétait pas. Au final, le soleil tapait encore tellement fort que les flocons voletaient dans l'air, mais fondaient immédiatement en touchant le sol. Esméralda ne les observait même pas, elle faisait claquer les talons sur le sol en directement de la salle du conseil. Elle espérait bien trouver Jason qui semblait la fuir depuis un bon moment. Enfermé dans son silence, il ne lui parlait plus et semblait redevenir l'homme qu'elle avait dû sortir de la torpeur après la perte de leur enfant. Trois années s'étaient écoulées et Esmée espérait maintenant qu'il était passé à autre chose. Elle vivrait toujours avec la douleur d'avoir perdu son bébé, mais elle ne pouvait pas faire autrement. La vie lui avait refusé ce présent et elle en acceptait la triste conséquence.

Elle saluait rapidement les quelques servants qu'elle put croiser sur le chemin tout en accélérant le pas. Elle voulait confronter son mari à la réalité. Il lui cachait quelque chose et elle n'avait aucun doute là-dessus. Esmée le connaissait trop bien, et même s'il tentait de lui cacher la vérité, il n'était définitivement pas bon là-dessus. Jason était un homme compréhensif, ouvert, courage et aimable, mais un piètre menteur, c'est elle qui avait hérité de cette qualité-là. Hormis avec lui, elle ne savait pas mentir.

Elle toquait rapidement à la porte massive en chêne avant de l'ouvrir. Tout le conseil s'était rassemblé sans qu'elle n'en soit informée. Elle fronçait les sourcils, mais n'ajoutait rien, préférant ne pas s'étendre devant les seigneurs de l'île. Elle ne faisait confiance à personnes ici encore à ses seigneurs qui pourraient tenter de les faire tomber s'ils en avaient l'occasion. De plus, pour tous, ils n'étaient que les cousins de Caspian, frère et sœur, un point c'est tout. Qui aurait imaginé dans cette pièce qu'ils partageaient la même couche depuis des années ?

Les seigneurs se levèrent à son entrée et elle leur fit un rapide signe de tête tout en croisant les mains. Elle titillait l'anneau qu'elle portait à son doigt avant de croiser le regard de Jason. Elle n'avait pas besoin de parler pour qu'il comprenne à quel point elle était déjà en colère. «Pourriez-vous me laisser seule avec mon frère ? » Elle parlait pourtant d'une voix calme, démontrant que les années et la maturité l'avait rendu moins impulsive. Aucun des seigneurs présents ne discuta son ordre et ils quittèrent tous, la pièce en saluant les deux gouverneurs.

Elle attendit que le dernier ferme la porte avant de se retourner vers Jason. Elle laissait quelques minutes passer en silence avant de s'approcher de lui. Elle prit place en s'appuyant sur la table juste à côté de lui. Elle ne pouvait pas non plus se tenir trop proche, si jamais quelqu'un arrivait et les surprenait. Ils étaient particulièrement attentifs à tout ça, discrets du mieux qu'ils le pouvaient. « Tu réunis un conseil sans moi maintenant ? Tu te souviens qu'on est deux, non ? » Elle ne se voulait plus douce et mature. Elle se voulait stupide et froide qu'elle avait toujours été à une certaine époque. Mais Jason la connaissait suffisamment pour savoir que derrière sa carapace, elle se filochait. Il l'avait toujours su.

( Pando )

La gorge nouée, Jason fixait les documents qui trônaient devant lui, portant une oreille attentive aux déblatérations des seigneurs membres du conseil, dont il avait demandé la réunion expresse, plus tôt dans la journée. Le conseil insulaire était divisé. Certains clamaient qu'il n'y avait aucun soucis à se faire, que les bouleversements climatiques des dernières semaines n'auguraient qu'une saison sèche, mais rien d'insurmontable. Cependant, d'autres affirmaient qu'une chose terrible se tramait. Qu'ils avaient entendu des murmures, au loin, depuis les îles de la baie narnienne, et qu'une ombre commençait à se déployer doucement, comme une immense toile faite de ténèbres. Ils se souvenaient. Les choses s'étaient passées de la même manière, la dernière fois qu'une catastrophe avait eu lieu. L'air sentait cette même odeur âpre, disaient-ils. Jason ricanait dans sa barbe, d'un rictus rempli d'ironie. C'est toi cette dernière catastrophe, mon vieux, c'était ta naissance. Le telmarin était sans doute encore trop conciliant et réservé, mais il était loin d'être stupide. Il savait pertinemment que les hommes réunis dans cette pièce ne l'appréciaient pas et n'hésiteraient pas une seconde à le faire chuter de son piédestal. A leurs yeux, il n'était que la progéniture de l'ancien dictateur, et un gouverneur placé là par un cousin bien trop bienveillant. Ils se chargeaient bien de lui rappeler – discrètement, mais de manière suffisamment explicite – sa condition de privilégié.

Ignorant un instant le débat houleux qui se déroulait sous ses yeux, Jason laissa son regard se perdre dans l'immensité du paysage, qu'il pouvait entrevoir grâce aux deux hautes fenêtres de la salle du conseil. La neige tombait de manière presque imperceptible, les cristaux de glace se vaporisant avant même d'avoir toucher le sol. Doutes et flocons se mélangeaient dans l'esprit du gouverneur. Caspian l'avait rappelé. Par une missive, qu'il avait reçu il y avait maintenant quelques jours, son cousin lui demandait de revenir sur le continent au plus vite. Pas d'autres détails. Jason avait pourtant retourné le contenu du message en long, en large et en travers. L'angoisse, cette vieille ennemie qu'il pensait avoir combattu une bonne fois pour toute, commençait à se manifester de nouveau, si bien qu'il avait repoussé l'échéance de son départ autant que possible, évitant de le mentionner à qui ce soit, pas même à son épouse. Esméralda serait furieuse.

Jason préféra chasser cette pensée et se concentra de nouveau sur l'assemblée, qui continuait de piailler. Assumant son costume encore mal-taillé de leader, il se leva. « Silence, messieurs, je vous prie. » A contre cœur, les seigneurs se turent et portèrent leur attention vers ce gringalet qui leur servait de gouverneur. Leur expression dédaigneuse n'échappa au telmarin, qui choisit de l'ignorer. Montre-toi plus intelligent qu'eux.. « Je ne vous ai pas réuni pour cette histoire de flocons. Je laisse mon cousin, notre roi, déterminer l'importance à accorder à ces événements. Abstenons-nous de parler pour ne rien dire. » Il lança un regard aux seigneurs les plus vindicatifs à son égard, qui se renfrognèrent immédiatement. « Je souhaitais simplement vous informer de mon départ. Caspian m'a demandé de le rejoindre sur le continent, et j'embarque demain pour Cair Paravel. » Un murmure s'éleva dans l'assemblée, et beaucoup de visages se détendirent, visiblement ravis par la nouvelle. « En mon absence, le seigneur Revilian assistera ma sœur dans sa charge de gouverneur, et présidera le conseil. » Le seigneur Revilian, lointain parent de l'un des seigneurs perdus des Îles Solitaires, était l'une des rares personnes de confiance siégeant aux côtés du telmarin. Il appréciait Jason, et n'était donc lui-même pas très apprécié. Une vague de réprobation se fit entendre, mais Jason y mit fin d'un geste de main. « Cette décision n'est pas contestable messieurs. »

Alors qu'il s'apprêtait à fournir plus d'explications à ses pairs, on toqua à la porte, qui s'ouvrit sur une Esméralda au visage fermé. Jason maugréa intérieurement. Et merde.. Il se doutait bien de la raison de la venue de son épouse. La jeune femme était intelligente, et surtout, elle connaissait parfaitement son frère, devenu son amant : il se tramait quelque chose dans son dos, elle l'avait sans doute deviné.
L'assemblée se leva, puis quitta la pièce lorsque Esméralda le demanda d'une voix claire, teintée d'une autorité naturelle, qui avait toujours cruellement manqué à Jason, mais dont l'aînée des Miraz était dotée depuis l'enfance. Alors que la porte se ferma derrière le dernier des seigneurs, Esméralda, silencieuse, se tourna vers Jason et s'avança vers lui – pas trop, au cas où un visiteur inopportun débarquait sans prévenir et découvrait le secret de leur union. Le début des emmerdes. Le telmarin n'avait plus le choix, il devait informer son épouse de son départ. Elle serait furieuse. Furieuse qu'il lui ait caché la missive de Caspian. Furieuse qu'il ait réuni un conseil sans même la consulter, alors que la tâche de gouverneur leur incombait conjointement. Une Esméralda en colère était la dernière chose dont Jason avait besoin. Il savait parfaitement ce que cela impliquerait : ils se disputeraient, ils seraient inquiets l'un pour l'autre, et Jason, comme toujours, finirait par culpabiliser d'avoir une fois de plus blesser celle qu'il aimait si ardemment. « Tu réunis un conseil sans moi maintenant ? Tu te souviens qu'on est deux, non ? » Elle n'avait pas totalement tord… A vrai dire, elle avait même raison : ils étaient deux. En politique, comme à la vie. Ils s'étaient jurés, lors de leur mariage, en catimini, de ne rien dissimuler à l'autre et de prendre à deux les décisions, aussi douloureuses pouvaient-elle être. Jason avait failli à sa promesse.

D'un geste mou, il baissa la tête, pour éviter de croiser le regard d'Esméralda. « Je me souviens. » Sa voix était celle du petit garçon fragile laissé dans le cachot de Telmar. Esméralda semblait si mature, en comparaison de Jason, bien qu'elle cachait de larges blessures sous une carapace qui devant Jason devenait une fragile porcelaine. « Excuse-moi. J'aurais dû te consulter avant de réunir ce conseil, il… n'était pas prévu. » Fébrile, conscient que le moment était venu d'avouer la vérité à sa sœur, il rassembla les documents trônant sur la table, tout en cherchant ses mots. « Le fait est que nous avons parlé de choses dont tu n'as pas encore connaissance, et j'ai jugé que ta présence n'était pas totalement utile. » Il se stoppa, se jugeant ridicule et particulièrement couard. Sa justification était bidon. « Tu pourras bien sûr consulter les délibérations du conseil dès que Argoz les aura rédigé. Et bien évidemment, je te promets de ne plus organiser ce genre de réunion secrète. » La froideur. Fuyant la difficulté, comme à chaque fois, Jason avait choisi de s'adresser à son épouse comme à une étrangère et de garder ses distances physiques. Sa sœur était sa faiblesse, il le savait. Il craignait qu'en l'informant de son départ prochain, il finisse par renoncer à rejoindre son cousin. Jamais Esméralda ne lui conseillerait une telle chose, il le savait bien, mais lui, était suffisamment lâche pour préférer la chaleur douce des bras de son épouse à la moiteur d'un voyage en mer.

( Pando )

Les flocons continuaient de tomber derrière Jason. Aux yeux d'Esméralda qui n'avait pas vu la neige de toute sa vie, elle n'arrivait pas à savoir si cela était une bonne ou une mauvaise chose. Elle n'était qu'une étrangère des îles solitaires, elle ne connaissait pas les spécificités de ses terres et ne voyait que l'hiver qui approchait avec cette neige. Et pourtant, pourtant, elle connaissait bien les rumeurs venues de Terebinthe. Tous les soldats qui étaient allés sur place avaient été formel : quelque chose se tramait dans le dos du souverain, quelque chose de grave mais ils n'avaient jamais réussis à identifier clairement la menace. Ou alors ils n'étaient jamais revenu. Face à l'échec de leur mission, Jason et Esméralda avaient préféré arrêter. Ils étaient jeunes gouverneurs des îles, si trop d'hommes disparaissaient en trop peu de temps, c'est eux qui disparaîtraient un jour sans être jamais retrouvé.

Enfin, elle n'était pas venue admirer les flocons tombés, elle souhaitait des réponses et c'est son demi-frère qui semblait être le seul à pouvoir lui donner. Les quelques seigneurs qu'elle avait questionné du regard avant qu'ils ne sortent avait simplement baissé la tête. Elle les détestait. Elle n'avait souhaité cette place de gouverneur, au contraire. Elle espérait un peu de rédemption après la guerre, de compréhension de la part de Caspian. Les Miraz étaient détruits. Un père en fuite, cherché par tous les royaumes et eux, ses deux enfants mariés en secret, amants, confidents, protecteurs. Esméralda rêvait de retournée à la contrée des lacs, vivre librement dans la maison familiale et oublier. Panser ses blessures et ses peines mais Caspian ne l'avait pas entendu. Il souhaitait être entouré de proches dans son règne, il voulait redonner une seconde chance au Miraz pour qu'ils puissent prouver qu'ils étaient différents de leur paternel, mais Caspian n'avait pas compris. Esméralda n'était pas vraiment différente de son père et surtout, elle l'avait laissé filé lors de son abdication. Elle l'avait croisé sur son chemin et s'était écartée. Elle gardait encore et toujours ce secret sur son âme, incapable d'avouer ses fautes à son époux.

Enfin, elle ne semblait pas être la seule menteuse dans la pièce, le regard fuyard de Jason lui prouvait bien qu'il ne lui avait pas tout avoué. Elle n'était pas complètement stupide, elle savait quand il lui cachait quelque chose, et aujourd'hui elle attendait des réponses. Bien évidemment elle aurait préféré résoudre cette histoire, au calme, loin de la politique et des autres seigneurs mais Jason ne l'avait pas joué fine et elle se moquait maintenant cruellement de l'avis des autres. Elle passait au dessus, elle n'avait plus vraiment le choix.

Elle n'approchait pas de trop près son époux, de peur qu'on les surprenne. En vérité, ils vivaient la plupart du temps dans la peur, la peur de la découverte, d'un autre bébé, des questionnements, de l'interrogatoire des regards extérieurs. Elle n'avait pas l'impression d'être libre de ses gestes, on lui dictait presque sa vie. Mais Esmée était une force brute, une indomptable princesse rebelle qui n'acceptait ni les ordres, ni les choix des autres. Sa conduite, elle se la dictait seule, ses décisions elle les assumait toujours. Elle n'avait pas besoin des autres, hormis de Jason et être si proche et maintenant si loin de lui, lui paraissait si douloureux. Elle n'arrivait pas à penser qu'ils étaient si éloignés alors qu'ils se côtoyaient tout le temps.

Il évitait son regard, elle savait. Jason ne pouvait pas lui mentir, il n'avait jamais réussi à lui mentir, jamais. Elle reconnaissait toujours son regard perdu dans le vide, celui qui annonçait qu'il avait fait une bêtise, ou qu'il n'arrivait pas à lui avouer ses fautes. Elle détestait ce regard. Il avoua que le conseil n'était pas prévu, elle fronçait un peu plus les sourcils. Quelle affaire aussi urgente obligeait un conseil si rapide ? Elle n'aimait pas cette situation, elle savait qu'il lui cachait, qu'il tournait autour du pot sans oser lui dire la vérité. Elle sentit immédiatement la froideur et la distance entre eux deux lorsqu'il ouvrit à nouveau la bouche. Elle arqua un sourcil, surprise et blessée. « Des choses dont je n'ai pas connaissance ? Ma présence que tu n'as pas jugé utile ? » Il continuait de parler comme si elle ne l'avait pas coupé, concentré sur des papiers qu'il tentait de rangé pour s'occuper. Elle posa sa main ferme sur les parchemins encore en bazar et plongea son regard dans celui de son frère. Elle relevait son menton en l'obligeant à la regarder dans les yeux. « Oh tu me le promet ? Trop aimable à toi, mais après tout ma présence n'est pas utile et tu préfères me cacher des choses maintenant. Si tu préfères t'occuper tout seul de la politique je pars pour la contrée des lacs tout de suite. » Elle s'éloigna un peu de Jason, plus blessée qu'agacée.

Elle connaissait la dureté de leur relation, elle savait qu'ils préféraient se faire souffrir que de se dire les choses. Leur relation était malsaine et ardente à tout point de vue mais ils étaient incapables de vivre l'un sans l'autre. Elle était son âme et il était la sienne. « J'ai des affaires urgentes à régler de mon coté. Des choses que j'ai jugé que ta permission n'était pas utile. » Elle se déplaçait dans la pièce tel un rapace autour de sa proie, prête à lui sauter à la gorge. Elle fini par lui faire dos, face à l'immense vitre qui lui offrait une vue dégagée sur la ville. La neige semblait s'intensifier.

( Pando )