Gotta mess up to write my story

Les yeux dans le vague, Jason refuse de croiser son propre regard dans ce miroir qui lui renvoie un image livide d'une enveloppe vide et décharnée. Brisée. Qui est donc cette personne qu'il peine à reconnaître ? Un lointain écho d'un passé qu'il pensait révolu. Une face blême, fantomatique, rongée par l'angoisse, mais trop lâche pour agir. Elles ne sont pas si loin, ces Îles Solitaires. Elles qui abritent l'objet de tous les désirs du telmarin. Elles qui renferment les promesses d'avenir, les lendemains meilleurs, les rayons de soleil après la tempête, l'herbe fraîche au dégivre de la neige. Elles qui renferment l'espoir, incarné en une femme, qui d'aussi longtemps que Jason se souvienne, a été l'unique lumière, dans le champ abyssale du prince héritier maudit de sa condition.

Alors pourquoi, Jason, pourquoi demeures-tu ici, à l'abri dans le doux sortilège de Liliandil ?

Cette question lui martèle l'esprit, les songes et les rêves. Elle lui rappelle ces démons passés, dont il était convaincu de s'être débarrassé. La lâcheté et la peur. Ses deux ennemis de toujours. Oui, Jason a longtemps été un lâche. Un couard. Un être trop conciliant, effacé. Rejetant sa détresse dans un coin de son être. Acceptant l'autorité de son père, se soumettant à ses désirs et à ses attentes, sans aucune protestation. Échappant simplement à l'asphyxie de son éducation princière par quelques fuites, seul ou avec Esméralda, dans les recoins du château ou mieux, dans les contrées lointaines et les temps reculés décrits dans les vieux manuscrits de la bibliothèque royale. Quelques instants d'euphorie, dans une vie austère.
Mais des instants brefs, et trop fugaces, qui ne lui ont jamais permis de dire « non ». « Non » au sournois desseins de son père vis-à-vis de Caspian. « Non » aux responsabilités qui lui faisaient courber l'échine. « Non » à cette vie. « Non » à Jason Miraz, prince héritier de Telmar.

Parce que cette vie, Jason n'en a jamais voulu.

D'aucun s'accordent à affirmer que le premier fils d'Erzran n'a jamais eu et n'aura jamais la carrure d'un souverain. Des épaules trop frêles, un tempérament trop fragile, un caractère trop accommodant. Personne, à l'exception d'Esméralda, n'a jamais entrevu une quelconque force chez Jason. Les cours de politique et la sévérité de son percepteur n'avait rien changé. Il en était arrivé à la conclusion qu'il était une piètre personne. Et la chaleur réconfortante du corps de sa demi-sœur, devenue son amante, n'avait été qu'un remède temporaire. Lorsqu'il se retrouvait seul, ses démons reprenaient le dessus, dans cette lutte interminable qui affolait son esprit. Il était médiocre, incapable de se révolter, y compris lorsque son sang bouillait de colère. Y compris lorsque son père s'était décidé à traquer son cousin. Comme ces écoeurants insectes grouillant dans les sols boueux, Jason s'était terré, lors de la contre-offensive de Caspian. Enfermé dans les cachots, en proie à la peur, manipulé par la lâcheté et l'aversion du conflit, il avait refusé de se battre, d'affronter son cousin ou son père.

Mais pourtant, en ce temps, l'espoir était là.

Dans le tumulte du siège du château familial, la mort tragique de son enfant à naître avait sonné paradoxalement comme une renaissance pour le fils Miraz. En se soumettant à la tyrannie patriarcale, Jason avait toujours choisi la facilité. Pas cette fois. Il avait décidé de changer, comme frappé d'un électrochoc, provoqué par les paroles d'Esméralda, de son Esméralda, dont les entrailles venaient d'être déchirées par la perte d'un bébé, mais qui demeurait si forte, si digne. Il avait compris. Toujours paralysé à l'idée de quitter Telmar et de suivre sa sœur dans les pas de leur cousin, Jason avait choisit l'option qui lui ressemblait le plus. Lui qui avait toujours été dans l'ombre, il bénéficierait de sa protection pour agir en secret. Le parfait petit espion. Au fond de lui, il le savait, il trahissait son père. Mais, à bien y réfléchir, il préférait être un traître animé de bon sentiment, qu'un lâche.

Et cette fois-ci, il avait pris part aux affrontement, lorsque l'assaut final fut lancé.

Apprivoisant doucement sa solidité nouvelle, encore fragile, il avait contemplé la chute de son père. Et un étrange goût avait tapissé son palais. Toute sa vie, il avait cherché à rendre son père fier. A être le fils, l'héritier que l'on attendait qu'il soit. A être aimé par Miraz. A recevoir l'amour d'un père. Mais cela n'arriverait jamais, Jason l'avait compris en croisant le regard dégoulinant de déception du roi déchu, dans les dernières minutes de son règne de terreur. Ah, qu'il avait eu envie de pleurer. Dans le temps, c'est ce qu'il aurait fait. Il se serait terré, loin du monde, loin de lui-même. Pas cette fois. Déterminé, il avait ravalé sa tristesse et sa culpabilité pour les transformer en force, mais surtout en colère, qui alimentait une rancoeur permanente. Une colère orientée contre les autres. Une colère orientée contre lui. Il refusait de se montrer à nouveau docile. Triomphant, heureux d'avoir agi justement à l'égard de son cousin, trônant sur les îles solitaires au côté de sa femme Esméralda, Jason s'était senti fort. Il apparaissait moins sensible, au risque parfois de paraître froid. Au risque parfois d'entrer dans les travers autoritaires visiblement ancrés dans le sens de la famille Miraz. Mais il ne songeait pas à tout ça. Pour la première fois, il était heureux. Jusqu'à ce moment.

Jadis.

Le retour de la sorcière blanche n'était qu'un murmure, à peine audible. Un murmure qui avait échappé à Jason. Un murmure qui s'était transformé en un gigantesque cri. Aucune issue, pas même le rugissement puissant du mythique lion. Juste le silence, déchiré par la lumière de Liliandil qui avait malgré tout offert aux derniers survivants une ultime chance. Jason était sur les terres lorsque Jadis s'était emparé des Îles. Il avait eu cette chance, lui, de rejoindre la clairière des mirages. Pas Esméralda. Pas sa femme, dont aujourd'hui, il n'a plus de nouvelles. Pas cette femme, qu'il était en train d'abandonner. Oui, il aurait déjà du embarqué sur un bâteau pour lui venir en aide. Et pourtant…

Arrête tes jérémiades et regarde-toi !

Il cède à la voix, et se regarde. Il met ce masque. Jason est fort désormais, et comme toutes les personnes qui revendiquent leur force et renient leur faiblesse, Jason se ment à lui-même. Quand prendra-t-il ce bateau pour rejoindre son épouse ? L'idée est ancrée dans sa coeur, mais son corps et son esprit, eux, sont pris au piège dans la glace de cette maudite sorcière. Après toutes ces épreuves, Jason est encore une saleté de lâche.