So, you wanna play God ?

D’un visage angélique suintaient des promesses macabres; la veine palpita férocement lorsque la décision d'abattre fut prise. A ce moment précis, elle songea, mais quel masque voient-ils donc? La tortionnaire, la madonne ou l'aristocrate ? Elle laissa glisser le voile de ses cheveux d’un geste élégant qui trahissait son espèce : une créature de haute lignée. Si seulement ils savaient à quel point son nom et son port altier n’étaient qu’une mascarade. Quelque chose qui avait compté autrefois, mais qui était aujourd’hui plus que négligeable. Du moins, à ses yeux. Que derrière les derniers vestiges d'une grâce ancestrale qui lui restaient, se dissimulait avec peine l'âme fourbe d'une possédée. Alors que l'enfant retenait son souffle, des perles de tristesse affluant brutalement à l'ombre de ses cils, elle se pencha, dans une vaine tentative d'inspirer, pour la dernière fois, un semblant de confiance. Presque maternelle, elle souhaitait rendre sa mort plus douce. Elle soupira et laissa le garde se charger de la basse besogne. Aussi surprenant que cela puisse paraître, achever elle-même les sujets la répugnait. Elle n'en avait pas les tripes, c'était un fait. Couverte d'un sang à l'odeur métallique, elle gravit l'escalier de pierre à toute vitesse avant de s'enfermer dans sa chambre.

La noble se laissa glisser le long de la lourde porte, comme à bout de forces, enfouit son visage blafard dans ses mains arachnéennes et se maudit d'avoir laissé la fenêtre ouverte. Le doux friselis vespéral qu'elle avait tant apprécié une heure plus tôt avait eu le temps de se transformer en un vent sec, porteur inconscient des relents pourrissants des marées. Au delà de cet inconfort prétentieux suscité par cette odeur, c'était bel et bien la perspective d'un intrus ayant profité de cette ouverture qui l'inquiétait. Néanmoins, si elle était toujours vivante, c'était que personne n'était venu pour l'assassiner. Pas ce soir, du moins. Elle tentait de se persuader, mais ne pouvait s'empêcher d'inventer des signes d'intrusion, d'essayer de percevoir une odeur virile qui ne serait pas celle de son mari, un grain de sable, de terre, une trace discrète mais bien présente qui prouverait que sa paranoïa avait lieu d'être. Mais comme d'habitude, il n'y avait rien. Presque offensée, elle se laissa choir sur ses draps de soie et ferma les yeux, brutalement épuisée. Sa lucidité n'avait été que de courte durée et elle était terriblement tentée par l'idée d'appeler sa garde du corps à son secours. Un sourire éphémère manqua d'apparaître sur ses lippes cuivrées alors qu'elle songeait à la jeune femme. Il était indéniable que ces pensées étaient indignes de l'esprit d'une femme de sa classe. Mais elle n'en avait cure. Tant qu'elle le gardait pour elle... Cela ne faisait de mal à personne, non ? Alanguie sur sa couche, elle laissa vagabonder sa mémoire branlante; elle avait traversé tant d'émotions, sur ce même lit, dans cette même chambre. Elle y avait connu des terreurs enfantines, des désarrois adolescents, mais également ses premières prises de conscience d'adulte. Elle se rappelait sans peine les terribles disputes de ceux qui l'avaient engendrée; des cris démesurés qui faisaient trembler les murs, sans aucun égard pour sa naïveté de petite fille. Lasaraleen n'avait jamais réellement cru que ses parents s'aimeraient pour toujours; ni même qu'ils s'étaient aimés un jour. Dès qu'elle était devenue fertile, elle avait compris que le seul but du mariage était de renforcer une dynastie et d'assurer la pérennité à l'empire. Cela s'arrêtait là. Qu'il y avait-il donc chez les hommes à aimer ? Pas grand chose, à son avis.

Perché sur le mur qui lui fait face, le portrait de son père la dévisage comme un oiseau de proie. Son père était un bel homme. Cela n'occultait pas ses vices, bien entendu, mais il était beau. C'était bien tout ce qu'elle avait à dire sur lui. Parfois, Lasaraleen se disait qu'elle devrait retirer ce portrait. Mais au fond d'elle-même, l'idée que son père puisse la juger de l'au-delà et maudire son comportement si peu féminin et totalement insensé lui paraissait absolument jouissive. C'était comme lui imposer le même voyage sur le Stix qu'elle avait subi durant son enfance : elle avait assisté à l'implosion du couple de son mère et de son père comme lui assisterait à ses délires obscurs. Il la verrait triompher, déchirer les voiles de l'obscurantisme et brandir la coupe du savoir, la boire à pleine bouche, connaître, enfin, le sens de l'existence de ces créatures, alors que lui-même était mort avant d'avoir pu protéger le monarque dont il était si proche. Riant comme une enfant, elle esquissa un pas de danse et se retrouva devant la fenêtre, face à la splendide vue dont elle pouvait profiter depuis les hauteurs de Tashbaan. Ville mirifique qui l'avait vue grandir. Si elle faisait preuve d'un peu d'imagination, elle pouvait presque imaginer les îles solitaires se dressant au loin. Presque. Néanmoins, elle refusait de le faire. Le simple souvenir de leur fuite lâche et indigne lui laissait un goût amer; quant à la pensée de l'oisiveté subie alors que sa mère, Elyan et elle vivaient en autarcie sur l'île lui était tout simplement insupportable. Elle continuait de penser qu'ils auraient du faire face à la colère du peuple, la dompter, leur prouver que sans la classe dominante, ils ne pouvaient tout simplement pas s'en sortir. Cependant, elle ne ressentait aucune nostalgie particulière. Elle jouissait des mêmes privilèges aujourd'hui qu'auparavant, alors que sa famille était dans les petits papiers du Tiscroc. Il fallait bien admettre qu'à cette époque, qui lui paraissait à présent si lointaine tant elle avait avancé dans ses recherches, la vie était exquise. L’ascension de Jadis avait réduit au néant ce qui faisait l'âme Calormène : les habits raffinés, les conversations distingués et haute voltige intellectuelle, les effusions les jours de marchés et l'agitation constante de Tashbaan, ville-poumon qui battait toujours plus vite et toujours plus fort, à la limite de l'implosion. Tout cela avait disparu pour laisser place à des soldats brutaux et impolis et à des chuchotements méfiants et craintifs, si bien que Tashbaan ressemblait à présent plus à au terrain de jeu d'un marionnettiste paresseux qu'à une capitale millénaire.  

Là encore, ça ne lui faisait ni chaud, ni froid. La haine aveugle de Jadis pour les créatures et esprits humanisés permettait à Lasaraleen de poursuivre ses expériences en toute tranquillité; mieux, on lui accordait de la considération pour ses actes, au lieu de lui asséner qu'elle perdait son temps ou qu'elle cherchait une réponse que seul Tash détenait. Ces remarques lui donnaient envie de rire jaune; oh, ils pouvaient bien la critiquer, ceux dont l'horizon se flétrissait en s'entrechoquant aux fières murailles de Tashbaan. Eux seuls souffraient que l'ignorance crasse dans laquelle ils se complaisaient. Elle avait toujours été une incomprise; rares étaient ceux qui partageaient sa fascination dévorante pour les monstruosités qu'elle observait à longueur de journée. Dans le meilleur des cas, ils en avaient peur et Lasaraleen se disait qu'ils avaient bien raison. Elle se remémorerait jusqu'entre les entrailles de sa tombe du frisson qui l'avait écartelée lorsqu'elle avait croisé pour la première fois le chemin d'une de ces créatures, perdue au milieu d'un convoi d'esclaves que sa mère avait achetés pour une poignée de pièces. Il y avait quelque chose de grisant à posséder le droit de vie ou de mort sur l'autre. Lasaraleen n'avait aucune honte à l'avouer. Mais lorsqu'elle avait vu cette jeune femme à la peau étrangement ridée, comme une vieille écorce maltraitée par les vents, cette gamine aux mains magiques qui pouvaient renfermer les plaies et les lésions sans effort, elle avait été prise d'une passion proche de la démesure. Malheureusement, elle n'avait pas eu l'opportunité de garder le sujet 1, comme elle l'appelait, pour elle. Mais elle était spéciale à ses yeux. Et puis, Lasaraleen avait eu le temps de voir si son pouvoir de guérison s'appliquait également à l'humanoïde. Ce n'était pas rien. Sa mère n'avait pas apprécié. Interdit de mutiler un esclave qui ne lui était pas destiné. Vous voyez bien que Lasaraleen est une incomprise !

Ce jour fut un tournant dans sa vie; il est sa référence, son point de départ, son étoile du berger quand elle en vient à perdre son chemin. Ce fut à ce moment où elle abandonna son projet de devenir médecin. L'être humain était si banal, si insipide et au final, si peu remarquable, qu'elle ne lui accordait plus aucune importance. Peu lui importait que ses semblables vivent ou meurent; il lui fallait étancher cette soif intolérable, nourrir ce démon qui en voulait toujours plus. Et pour cela, il n'y avait qu'un seul chemin : seule dans sa bibliothèque ou dans son bureau, à se torturer l'esprit. Dans les meilleurs des cas, elle avait parfois un spécimen sous la main. Mais il fallait bien avouer que ses recherches ne se déroulaient pas dans les meilleures des conditions avant qu'elle ne vienne quémander de l'aide à Jadis. Parfois, Lasaraleen prenait brusquement conscience que ni son obsession, ni son comportement n'étaient normaux; qu'elle était passée à côté de tant de choses, qu'elle avait sacrifié sa vie, sa santé, son esprit, sa beauté, ses rares amis. Puis elle faisait une découverte qui occultait la solitude et qui légitimait sa folie qu'elle oubliait aussitôt. La seule chose qui avait bien pu la distraire quelques mois de ses fixettes était son mariage et les tentatives avortées d'enfanter qui en avaient découlé. Cela s'arrêtait là. Elle sait que son ventre est froid, sa vulve infertile et que rien n'y poussera jamais. Elle ne croit pas aux rites auxquels son mari tente de la soumettre. De temps en temps, elle croise un petit enfant à la peau sombre et aux billes scintillantes dans la rue. Elle se demande si elle ne pourrait pas le ravir à sa vie de vagabond, le projeter dans un simulacre de noblesse qui le rendrait fou à lier, aussi fou qu'elle, peut-être même qu'il s'intéresserait à ses recherches, qu'il l'admirerait et qu'il l’appellerait Maman sans qu'elle ait besoin de le bercer au creux de ses reins.

Lasaraleen les suit toujours du regard alors qu'ils disparaissent dans les ombres accueillantes de la cité. On ne sait jamais ce qui pourrait leur arriver.